mardi 3 juin 2008

Quand la barbarie devient routine

« On était en train de patrouiller au centre-ville. En traversant un parc, on remarque qu’un grand objet métallique vient d’y être déposé. Que faire ? On ne savait pas. Tout le monde était tendu…On a fait un bout de chemin et on est tombé sur un Palestinien. On l’a embarqué avec nous. On l’a obligé à approcher l’objet et à le soulever. Le type ne comprenait pas ce qu’il lui arrivait, il tremblait, il ne savait pas s’il fallait obéir aux ordres. On était là, quatre soldats, plantés à regarder la scène. Lui, il était mort de trouille ».

Debout à l’avant du bus, chahuté par la conduite un peu brusque du chauffeur, Yehuda Shaul a autant de peine à trouver l’équilibre que ses mots. Il s’interrompt un instant pour reprendre sa respiration, puis s’essuie le front et poursuit. « Sur le coup, on considérait cette manière d’opérer comme parfaitement sensée. Militairement parlant, c’est cohérent ; cela dissuade les Palestiniens de poser des paquets piégés. Mais humainement parlant ? » Indéfendable. Et c’est bien là où Yehuda veut en venir. Celui qui a servi à Hébron pendant 14 mois au cours de la deuxième intifada veut mettre le doigt sur le processus de corruption morale, d’aliénation, dans lequel sont entraînés les soldats servant dans les Territoires occupés. Et plus encore à Hébron, où « avoir la haine des Palestiniens est la seule façon de survivre physiquement et moralement ».

« C'est arrivé qu'on les étrangle aussi»

Pour mettre en évidence ce phénomène et lancer le débat au sein de la société israélienne, Breaking the Silence, dont Yehuda est le co-fondateur, a récolté des centaines de témoignages. En avril dernier était publié un quatrième recueil, un recueil uniquement consacré à Hébron. Extraits.

« On faisait tout un tas d’expériences avec eux (les Palestiniens). On les alignait, par exemple, contre un mur, comme si on allait les fouiller. On leur demandait ensuite d’écarter les jambes. De les écarter plus, et plus, et plus…c’était un jeu pour voir lequel était le plus souple. C'est arrivé qu'on les étrangle aussi. Un gars effectuait un contrôle puis prétendait que le Palestinien lui manquait de respect pour se foutre en rogne et l’empoigner par le cou…bloquer les voies respiratoires…on ne le relâchait qu’une fois qu’il s’était évanoui. Tout ça, le chrono en main. Celui qui mettait le plus de temps à s’évanouir remportait la mise ».

Les militaires à avoir osé faire le pas de la confession ne sont pas légion. La démarche est loin d’être facile, en témoigne le nombre de ces ex-soldats à avoir demandé que leur identité ne soit pas divulguée. Par crainte de perdre des amis, de s’éloigner de sa famille et de se retrouver en marge d’une société qui marche au pas de charge. Amenée à prendre position sur ces témoignages, l’armée israélienne a qualifié leurs auteurs de « brebis galeuses ».

Un passé qui ne passe pas


Arrêter une voiture sans raison, ramasser les clés, ne jamais les rendre et passer à tabac le conducteur parce qu’il demande à comprendre. Voler, lors de chaque patrouille, du matériel à un garagiste, le revendre pour se faire du fric et rouer de coups ce même garagiste lorsqu’il s’en offusque. Entrer dans une maison palestinienne à trois heures du matin en détruisant le mur du salon à l’explosif, enfermer les parents et les enfants dans une pièce, contrôler leur identité. Puis se faire à manger sur leur cuisinière et détruire la télé en repartant. Tirer sur les réservoirs d’eau installés sur les toits des maisons palestiniennes puis regarder le résultat à la lunette thermique. Se marrer.





A la lecture du recueil, la liste des jeux destructeurs et autres humiliations commises par les conscrits de Tsahal à Hébron paraît sans fin. Une lecture d’autant plus pénible que l’on sent les auteurs de ces brutalités en proie à un profond doute. Certains semblent même torturés. « Moi ? Pourquoi ? » Sortir de son mutisme et témoigner sert donc avant tout à soulager, à comprendre et à digérer un passé qui ne passe pas. Mais aussi à faire évoluer les consciences, à participer à la thérapie d’un Etat hébreu qui n’ose pas se regarder dans la glace. De peur peut-être d’y voir ses démons et de connaître le véritable coût moral d'une occupation longue de quarante ans mais dont on préfère ne pas entendre parler.

4 commentaires:

Laurence a dit…

Je te lis chaque matin en arrivant au travail et chaque soir lorsque je rentre chez moi. C'est dur de te lire parfois et de penser que je suis si aveugle par rapport au monde qui nous entoure. Il me faut de longues minutes pour me remettre à chaque fois mais surtout ne t'arrête pas d'écrire car tu es grandiose petit frère...

Jean-Marie Pellaux a dit…

Merci grande soeur. Surtout ne t'arrête pas de lire. Car ce n'est pas une question d'être aveugle ou non, mais c'est l´histoire de prendre le temps de connaître. Et là, tu marques des points.

alpamayadoc a dit…

Chère Laurence: il devient en effet heureusement toujours plus difficile de dire que l'on ne savait pas!
Cher Jean-Marie: ce genre de blog est-il aussi rendu accessible aux israéliens intéressés?

Jean-Marie Pellaux a dit…

Ce blog est accessible aux Israéliens intéressés. Du moins techniquement. Car, il faut encore qu'ils comprennent le francais (ce qui n'est pas rare en Israël).
Mais, à part des activistes pour la paix et des activistes pro-colons (pour connaître les arguments de l'ennemi), j'ai de la peine à imaginer que d'autres Israéliens seraient susceptibles de venir lire ce blog. Une grande partie de la société israélienne n'a aucune idée de ce qui se passe dans les Territoires. Et ne cherche pas à le savoir. De l'autre côté du Mur, et comme partout dans le monde, on aspire avant tout à une vie tranquille, sans souci. Voilà Jean-Michel, une ébauche de réponse qui, je l'espère, sera suffisante.