samedi 26 juillet 2008

Des grands-mamans face aux soldats

Hanna Barag a 73 ans. Un soldat israélien l’a traitée de « pute » il n’y a pas si longtemps de cela. Et elle s’en souvient parfaitement. Comme plus de 500 femmes, dont une majorité de grands-mères, Hanna Barag est membre de Machsom Watch, organisation israélienne qui lutte contre les violations des droits de l´homme aux check points.
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« C’était au check point de Qalandiya (entre Ramallah et Jérusalem) », explique-t-elle. « Je suis d’abord restée bouche bée, puis je lui ai posé deux questions : penses-tu vraiment qu’une femme de mon âge a sa place dans ce métier ? Aurais-tu osé dire la même chose à ta grand-mère ? ». Hanna Barag a recroisé le soldat une semaine plus tard ; il s’est excusé.
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Moi non plus, je ne me suis pas senti bien grand jeudi dernier quand que je l’ai rencontrée pour un entretien. C’est chez elle, à Jérusalem, que cela s’est passé. J’ai sonné à 8h55. Elle m’a ouvert, m’a serré la main en me faisant un grand sourire et m’a proposé de prendre place dans son salon. « Vous buvez quoi ? Café, thé, eau ? Thé noir, thé vert, thé à la menthe ». Euh…allons-y pour le thé vert.

Elle s’est assise dans un fauteuil en face moi ; j’avais pris place sur le canapé. Dans le coin. Intimidé le bonhomme ? Pas qu’un peu. Intimidé par la détermination, le dévouement, l’intransigeance, le charisme du personnage. Mais aussi par son passé. Si Hanna Barag fait aujourd’hui partie des militants les plus acharnés contre l’occupation, elle fut – il y a plus de quarante ans – la secrétaire du Premier Ministre David Ben Gourion et du Chef d’Etat major Moshe Dayan. Une période de sa vie qu'elle n'a pas jugé pertinent d'aborder pendant l'entretien. En d'autres termes, je me suis fait remballer propre en ordre.

Pendant l’entretien, son téléphone a sonné quatre fois – des Palestiniens qui demandaient de l’aide. Elle a chaque fois repris la conversation exactement là où elle l’avait laissée. Pas eu besoin de la relancer. Nul besoin non plus de lui poser beaucoup de questions ; elle a parlé pendant deux heures sans discontinuer.

Quelques courts et décousus extraits de l'entretien

« L’aventure Machsom Watch a débuté en décembre 2001 pour moi. Avant cela, je n’étais pas, pour des raisons personnelles, engagée politiquement. Arrivée à la retraite, j’ai cherché un travail temporaire. Je suis tombée sur une femme qui m’a proposé de l’accompagner lors de son prochain déplacement au check point de Qalandiya. J’y suis allée et en suis revenue choquée par ce que j’avais vu. J’ai décidé de renouveler l’expérience le week-end suivant. Tombée malade – certainement une réaction de mon corps à ce que j’avais vu et allais voir – j’ai dû patienter deux semaines avant de retourner jouer le rôle d’observatrice. Au « Container » check point cette fois-ci. Un check-point situé à une dizaine de kilomètres à l’Est de Jérusalem, au sommet d’une route très pentue. Ce jour-là, il neigeait, pleuvait, soufflait ; des conditions terribles et un spectacle surréaliste. Une attente interminable pour des Palestiniens humiliés, insultés, parfois frappés par les soldats. Un vieillard qui, quittant certainement Jérusalem pour aller passer les fêtes de fin d’année avec sa famille, a été contraint de passer le check point à pied en portant une grosse valise. Dans la descente, il a chuté et glissé sur plusieurs dizaines de mètres pendant que sa valise dévalait la pente en roulant. Il est venu s’écraser contre des gens qui attendaient de pouvoir quitter les lieux en taxi. Ce fut pour moi un tournant. Jusque là, je ne comprenais pas vraiment ce que représentait l’occupation. J’étais bien plus naïve que je ne le suis maintenant ».

Aujourd’hui, elle assure chaque dimanche une présence à un check point ; à Huwara le plus souvent. De plus, elle essaie de se rendre à chacun des check points situé en Cisjordanie au moins une fois dans l'année. « Car, quand un Palestinien m’appelle et me parle avec le peu d’hébreu qu’il connaît, je dois être en mesure de deviner où il se trouve ». Quand je lui demande combien de coups de téléphone elle reçoit chaque jour, elle me dit qu’elle vient de faire des statistiques et, sans hésiter, m’annonce : « 872 coups de fil depuis le début de l’année. Dont 99,5% de Palestiniens ».


«Je suis fière d'être israélienne»

« A partir du moment où je vote, je suis responsable. D’autant plus responsable qu’en 1967, je faisais partie de ceux qui criaient de joie. J’ai été prise dans l’euphorie collective. (…) Je suis sioniste, je suis fière d’être israélienne, j’aime mon pays, ma langue, ma terre. Et j’estime, que notre Etat, l’Etat juif a le droit à l’existence. Mais dans les frontières de 1967. Pour moi, le vrai sionisme, c’est de lutter pour la paix, pour une solution pacifique. Et contre l’occupation. (...) J’estime qu'il est de mon devoir de dire aux Israéliens que leurs enfants font quelque chose d’immoral ».

« Entre les soldats le mot se passe»

Par les soldats israéliens, elle se dit considérée comme une « traître ». « Pour eux, on apprend aux Palestiniens à tricher ». Elle se sait mal perçue mais elle estime néanmoins avoir un « extraordinaire (tremendous) pouvoir » sur eux. « Ils me connaissent, ils sont informés des relations que j’entretiens avec leurs supérieurs. Le mot se passe. Ceux qui ont déjà été remis à l’ordre suite à l’une de mes interventions le font savoir à leurs camarades ». Mais d’où tire-t-elle cet « extraordinaire pouvoir » ? « Je suis parvenue, au fil des années, à développer un réseau de connaissances dans la hiérarchie militaire. Ceci me permet, aujourd’hui, d’appeler, en cas de problème, des officiers à n’importe quelle heure de la journée et de la nuit ». Elle illustrera tout cela par une anecdote.

« Un jour, en fin d’après-midi, un Palestinien, qui rentrait chez lui en voiture avec sa famille, se voit empêcher, par un soldat, de passer le check point qui barre l’entrée de la ville où il habite. Aucune raison ne lui est donnée. Avertie, une membre de Machsom Watch appelle la Hotline de l’armée. On la rappelle quelques minutes plus tard pour lui dire que, d’après les renseignements recueillis auprès du soldat en place au check point, il n’y a pas de Palestinien qui cherche à passer. Elle rappelle le Palestinien qui lui assure qu’il ne lui ment pas. Elle décide alors d’aller sur place…pour constater que la famille palestinienne est effectivement toujours bloquée. Alors que la nuit est tombée depuis plusieurs heures, elle recompose le numéro de la Hotline : même discours. Il est minuit passé quand je suis mise au courant. Sans hésiter, je téléphone au commandant de l’unité en charge de la région où se situe le check point. Je le réveille. Quelques minutes plus tard, le Palestinien et sa famille ont pu rentrer chez eux ».

Mais comment a-t-elle réussi à développer un tel réseau de connaissances ? « Cela a pris du temps. Je me suis toujours comportée correctement avec les soldats. Je ne joue jamais le jeu de la provocation, je ne rentre jamais dans un conflit avec eux. Je leur dis que je peux comprendre certains des impératifs auxquels ils font face et je ne leur fais pas connaître le fond de ma pensée. Je leur laisse une chance de ne pas grimper au rideau immédiatement (stay on earth and not climb on a tree) ». En parlant des soldats, elle dira : « Du moment que l’on ne peut pas les combattre, il faut s’allier à eux (if you can’t fight them, join them) ».

«Nous faisons toutes face à un conflit de conscience terrible»

« En coopérant avec l’armée, on ne met pas fin (finish) à l’occupation, on la rend juste un peu plus acceptable (better). On aide même à la rendre permanente. Mais je n’ai pas encore trouvé de meilleur moyen d’aider les gens qui en souffrent. Nous faisons de l’humanitaire ; il faudrait être une organisation à des fins politiques uniquement si l’on ne voulait pas se fourvoyer. (...) Comme vous pouvez le constater, nos objectifs politiques sont bien loin d’être atteints. J’en fais des nuits blanches. En fait, nous faisons toutes face à un conflit de conscience terrible. Il y a beaucoup de frustration d'où des disputes très fréquentes entre nous. Même si cela s’est amélioré au fil des années, nous ne faisons que de nous prendre de bec. Certaines ont d’ailleurs quitté le navire à cause de cela ».

«Tous les Arabes veulent nous tuer»

« Les Israéliens ont tous droit un lavage de cerveau. Il y a quelques jours, ma petite-fille de quatre ans était à côté de moi lorsque j’ai reçu un appel d’un Palestinien. « Qui sont ces gens qui te téléphonent. C’est des amis à toi ? », m’a-t-elle demandé. « Pas vraiment. C’est des connaissances ». « Mais pourquoi tu leur parles alors ? » « Parce ils ont parfois besoin d’aide ». « Ca doit être des Arabes. Fais attention grand-maman car tous les Arabes veulent nous tuer ». Je me suis directement rendue à son jardin d’enfants et j’ai demandé à la maîtresse si c’était elle qui lui avait appris ce genre de choses. Elle m’a dit que non. Je me suis rendu compte que c’était ce que les enfants retenaient des différentes fêtes religieuses. On ne leur parle que de persécution du peuple juif. Ils passent par un processus de victimisation ».

.Premier jour d'école pour ces deux enfants palestiniens. Leurs parents n'ayant pas les autorisations nécessaires pour les accompagner, ils sont contraints de passer le check point seuls (photo: Machsom Watch).

«J'ai quatre frères fascistes»

«Plusieurs de mes amis ont coupé les ponts avec moi depuis 2001. Mais j’en ai trouvé d’autres. Même si l’on est souvent en train de se disputer, une grande solidarité s’est développée entre les membres de l’organisation. Du côté de ma famille, la situation n’est pas facile. J’ai quatre frères fascistes que j’aime mais avec qui je ne peux pas parler de mon quotidien de militante. Lors des réunions de famille, je n’aborde pour ainsi dire jamais les problématiques qui m’occupent le reste de la semaine. Aucun de mes frères ne m’a appelée après ce qui m’est arrivé à Hébron (ndlr. la veille de l’entretien, Hanna Barag et le groupe qu’elle guidait ont été pris à partie par des colons et ont dû, sur ordre de police, rebrousser chemin. Un événement dont ont parlé les principales chaînes radiophoniques). Aucun de mes frères n’a pris de mes nouvelles. C’est moi qui ai appelé l’un d’entre eux qui ne s’est même pas réjoui du fait qu’il ne m’était rien arrivé. Il m’a dit que je lui faisais honte».

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